Que retiens-tu personnellement de cette année un peu folle ? Quels enseignements ? Qu’est-ce que cette année de pandémie va changer de ton point de vue ?
Pour une fois, l’actualité a démenti Gramsci. On aime beaucoup citer sa définition de la crise qui, selon lui, «
consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Or, nous n’avons rien vécu de tel durant bientôt un an. Au contraire, la crise a d’abord agi comme un révélateur puis comme un accélérateur, comme cela est souvent le cas. Révélation de la nature de la société, d’abord, telle que celle-ci a été redessinée par l’économie de services et le processus d’individualisation depuis le milieu des années 1970. Les travailleurs du
back office, c’est-à-dire toute cette classe de services qui œuvre de la logistique aux soins et du commerce à la livraison express avait – pour une part seulement – donné de la voix durant le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie a montré ces travailleurs – quel que soit leur statut – dans toute l’étendue de leurs fonctions : essentiels mais invisibles, utiles aux autres mais inutiles à eux-mêmes, selon la distinction de l’économiste Pierre-Noël Giraud. Accélération ensuite : l’ensemble de ces transformations sociales est porté aujourd’hui par une transition numérique qui en précipite les effets : le télétravail massif et son corolaire de livraisons à domicile et de
click and collect n’ont pu se déployer qu’au prix, d’un côté, de la reddition définitive de l’esprit managérial qui supposait la maîtrise a priori du subordonné et, d’un autre côté, de l’affirmation parallèle de l’autonomie souveraine d’une partie du monde salarié. Résultat, l’autonomie des uns se paie d’une plus forte dépendance au travail contraint des autres, c’est-à-dire du
back office de la société de services. Révélation et accélération marchent de conserve.
Quelle est ta principale source d’inquiétude ou de préoccupation pour les semaines et mois à venir ?
Mon inquiétude est de deux ordres : l’une tient à la supposée reconnaissance des travailleurs du
back office, les fameuses première et deuxième lignes chères au Président de la République, reconnaissance qui devait accompagner l’entrée dans « le monde d’après ». Celle-ci tarde et tous les prophètes de bonheur qui ont cru, comme dans l’Evangile, que les derniers deviendraient les premiers en seront pour leurs frais… La seconde inquiétude tient précisément à ce fameux « monde d’après » : là encore, notre compréhension habituelle de la crise nous joue des tours : si « monde d’après » il y a, celui-ci revêt les traits du monde dans lequel nous avons pénétré au moment-même où le Président a décidé du confinement : nous sommes en train de prendre des habitudes et des réflexes qui deviendront les normes de nos vies futures. Une expérience ne trompe pas : regarder un film où les acteurs s’étreignent sans masque, sans gel, sans respecter la bonne distance devient un spectacle empreint de nostalgie et d’étonnement. L’impermanence et l’incertitude passent pour des modes acceptables d’être au monde. Et les apôtres de la transformation tentent immédiatement de faire leur miel de cette situation : les séminaires permettant d’acquérir les bonnes manières de « manager dans l’incertitude » fleurissent. Mais pour quoi faire ? Réduire l’incertitude, stabiliser le monde et offrir une permanence au séjour humain est le propre de l’action humaine telle que l’a définie Hannah Arendt : si la politique – celle de l’Etat ou du pouvoir managérial – ne se met pas « à l’épreuve (de cette) dissolution des repères de la certitude », pour parler comme Claude Lefort dans son Essai sur le politique, des forces « morbides » s’en occuperont à sa place (populisme, complotisme, explosions sociales etc.). C’est le principal risque à moyen terme.
Quelle est ton actu, le projet ou l’idée qui te donne foi dans l’avenir ?
L’actualité qui m’occupe aujourd’hui est aussi celle qui me donne de l’espoir : la sélection de la prochaine Promo’ de Social Demain.
Social Demain est un programme que nous avons lancé pour former, chaque année, à l’analyse et à l’histoire sociales 50 personnes de moins de 35 ans qui acceptent durant un an de confronter leurs visions, leurs actions, leurs réflexions à celles des autres et à l’expérience d’acteurs installés. Notre projet est de faire émerger dans la nouvelle génération des personnes sensibles à la persistance de la question sociale et capables de questionner le modèle et les frontières du social pour le réinventer « hors les murs ». Plusieurs centaines de personnes ont répondu à notre appel et nous avons retenu 112 candidatures qui sont examinées par un jury afin de constituer une Promo’ de 50 personnes.
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